Maya avait dans l’idée de demander à Karim de lui traduire les lettres qu’elle avait découvertes dans les affaires d’Emma. Mais ils s’étaient séparés fâchés, du moins Karim n’avait pas apprécié l’attitude de Maya à l’égard de « l’humain poilu » comme il le nommait. Lorsqu’elle se réveilla, sa priorité fut de trouver la chambre de Karim et pour cela il fallait descendre à l’accueil. Il était tôt et le petit déjeuner n’avait pas encore été servi. Elle enfila des vêtements et se rendit dans le hall.
La secrétaire, une grosse dame décolorée, sirotait son café et dégustait un appétissant croissant doré. La salle était déserte, enfin presque, car trois personnes patientaient sur les fauteuils de l’entrée. Il y avait un vieux couple assis côte à côte et un peu plus loin un jeune homme qui feuilletait une revue.
- Que puis-je faire pour toi ? demanda la dame.
- Je voudrais le numéro de la chambre d’un ami. Il s’appelle Karim… euh… hésita-t-elle.
- Alors là, ma petite chérie, va falloir que tu m’en dises un peu plus. Comme… ( elle fit mine de réfléchir) Son nom de famille, par exemple, se moqua-t-elle.
Maya était furieuse, plus contre elle-même que contre la grosse-grosse dame condescendante.
- Je l’ai oublié. Répondit Maya.( La vérité c’est qu’elle n’en avait aucune idée. ) C’est pas grave, je repasserai lorsque cela me sera revenu.
Elle alla s’asseoir sur le fauteuil le plus proche, histoire de réfléchir à la situation et surtout histoire de trouver une solution.
Première solution : visiter toutes les chambres. A proscrire.
Deuxième solution : courir dans les couloirs en appelant « Karim ! ». A proscrire aussi.
Troisième solution : demander au personnel de l’étage. « Pas mal comme idée ! » se dit-elle.
Maya remonta dans sa chambre et attendit bien sagement le passage de Marc le livreur de repas. Bientôt, il arriva avec son chariot et sa bonne humeur communicative.
- Bonjour, petite abeille ! que désires-tu pour le petit déjeuner ? café, lait, thé, chocolat, un peu de miel peut-être ? demanda-t-il. Ses sourcils épais exprimaient le questionnement, l’un était relevé en accent circonflexe, l’autre se fronçait au coin de l’œil. La mimique eut l’effet escompté, Maya gloussa.
- Un chocolat, s’il vous plait… et, euh…J’ai un service à vous demander.
- Oui, je t’écoute, répondit-il en servant le chocolat.
- Voilà, j’ai un ami qui est ici en ce moment mais je ne connais pas le
numéro de sa chambre. Il s’appelle Karim et…
- Oui, je vois… Karim est dans la chambre 512, mais il sort aujourd’hui… Je lui ai servi son petit déjeuner tout à l’heure, Je crois bien qu’il est sur le départ…
Maya ne lui laissa pas achever sa phrase. Elle se précipita hors de son lit contourna Marc et fila plus vite que l’air.
- biscottes ou tartines ? continua Marc sur sa lancée.
Elle arriva essoufflée devant la porte 512, elle se ressaisit un peu avant d’aborder son camarade, cherchant la formule la plus convaincante. Soudain, la porte s’ouvrit…
Karim vêtu de son manteau son sac sur le dos se retrouva nez à nez avec sa camarade. Il n’arborait plus le beau sourire rayonnant de la veille.
- Karim, tu sais j’avais quelque chose à te demander. Tenta Maya spontanément sans être persuadée du résultat.
Karim, l’évita sans lui répondre et entama sa descente vers l’accueil. Maya ne s’avoua pas vaincue et le poursuivit dans l’escalier en évitant de parler trop fort lorsqu’ils croisaient quelqu’un.
- Je t’en prie, écoute moi au moins. Ce service, j’en ai besoin pour aider mon amie Emma.
- Je me fiche de tes amies ! protesta Karim. Fous moi la paix. Ce que tu as fait hier est impardonnable… En plus, tout ça est de ma faute, je n’aurais jamais dû te montrer l’endroit…
Ils arrivèrent dans le hall, le garçon se retourna vers Maya.
-Tu sais comment ça s’appelle ce que tu as fait ? c’est de la D.É.L.A.T.I.O.N. Articula-t-il fortement, puis il fila droit vers la sortie.
Maya resta plantée sur place, mais elle répliqua avec la même force.
- JE REGRETTE INFINIMENT ! C’EST TOI QUI AVAIT RAISON A PROPOS DU MONSTRE !
Elle avait des sanglots qui lui serraient la gorge, ses yeux brillèrent subitement mais elle reteint de toutes ses forces ses larmes. Elle ne voulait rien laisser paraître, surtout ne pas montrer combien elle était vulnérable. Karim ne réagit pas à son appel, il continua son chemin et sortit de l’hôpital.
Elle resta figée, fixant la porte tournante qui s’était vidée de tout passager. Elle ne s’aperçut pas que le jeune homme installé sur l’un des fauteuils de l’entrée avait réagi à son interpellation. Ils s’était levé brusquement, avait sorti de la sacoche posée à côté de lui un appareil photo en toute hâte et s’était précipité vers elle.
-Tu es Maya ? c’est toi qui est responsable de l’arrestation du MONSTRE ! fais moi un sourire, click , il fit un cliché. Je travaille pour le « Bulletin », click, un autre. Tu veux voir ma carte ? click, click, click, click…
Tout en lui parlant le journaliste photographe, multipliait les photos. Maya surprise par les flashs successifs eut le réflexe de se cacher le visage de ses bras. Aveuglée, elle plissa les yeux pour mieux voir le visage de son agresseur. Car il s’agissait bien d’une véritable agression. Encore une, après tout ce qu’elle venait de subir ces derniers jours ! Elle n’entendait pas s’offrir en pâture à un rapace de journaliste. Surtout pas à celui-ci, représentant du journal gratuit qui avait méprisé Emma et son père. Maya ne présentait qu’un visage grimaçant et perplexe, rien d’intéressant pour ce paparazzi du dimanche.
- Laissez-moi tranquille ! vous n’avez pas le droit ! cria-t-elle. A l’aide !
L’employée de l’accueil s’extirpa de sa tour de comptoirs. Encombrée du volume occupé par sa lourde carcasse, elle arriva essoufflée et s’interposa au journaliste. Celui-ci, jeune et svelte, se déplaçait avec une grande agilité. Il profitait du revêtement lisse du sol pour se laisser glisser tel un patineur sur un lac gelé, et sans la moindre gêne, il continua à mitrailler la fillette.
- Tu ne veux pas être à la une des journaux ? Click, click, click…
- NON ! rugit Maya en se déformant le visage, serrant les poings et arquant son petit corps, elle répéta : non, non et non !
Après une espèce de ballet insensé, la grosse dame réussit à faire barrage au voleur d’image.
- Monsieur, ça suffit maintenant ! ordonna-t-elle, tout en protégeant Maya derrière son énorme popotin. Sortez, immédiatement ou j’appelle la police ! adjura-t-elle, se faisant menaçante. Elle gardait la fillette à l’abri de son corps, projetant son ventre en avant dans l’espoir d’intimider le journaliste. Allez ouste ! du vent ! de l’air ! Môssieur… non mais des fois ! où se croit-on ? rajouta-t-elle triomphante, lorsque le Photographe battit en retraite.
Devant l’assaut porté par la dame décolorée, le jeune journaliste ne faisant pas le poids avait déclaré forfait et en entendant prononcer le mot « police », il avait détalé. Néanmoins, il était satisfait car il avait des images en exclusivité de celle qui avait permis l’arrestation du fameux MONSTRE.
- BRAVO ! POUR L’ARRESTATION DU MONSTRE ! ET MERCI POUR LA POSE ! s’écria-t-il avant de disparaître.
La grosse- grosse dame offrit un verre d’eau à la fillette pour la calmer un peu. Maya furibonde, tremblait de tous ses membres. Elle ne contrôlait plus son corps. C’en était trop, après tous les évènements qu’elle avait vécus, ce journaliste du « Bulletin » venait d’en rajouter une couche. Maya se sentait honteuse, elle n’avait pas envie d’être une héroïne, elle n’en était pas une. Elle n’était qu’une fillette ordinaire, rien de plus. Elle avait envie d’être ailleurs, dans sa maison, dans sa chambre, au fond de son lit douillet avec Fripon son compagnon.
- Ça va mieux ? demanda gentiment la grosse-grosse dame, tirant Maya de ses
chimères. C’est vrai ce qu’il a baragouiné, cette espèce de pingouin à propos du MONSTRE ?
- Hum, hum… Acquiesça la fillette.
- Il a été arrêté grâce à toi ?
- Hum, hum, répondit la fillette un peu gênée.
- C’est bien toi qui est venu me demander un renseignement tout à l’heure ?
- Oui.
- Tu me parlais du jeune Karim Bélouel chambre 512 ?
- Oui. Répondit Maya qui retrouva le sourire. Bien sur ! elle se souvenait de son nom, Karim Bélouel. Sa vitalité la regagna d’un seul coup à l’annonce de cette information précieuse. Elle lui permettrait de retrouver Karim.
- Il est sorti ce matin.
- Je sais, merci quand même du renseignement. Maintenant, je vais remonter dans ma chambre.
Maya apprécia la discrétion dont fit preuve la grosse-grosse dame décolorée à propos de la dénonciation du « MONSTRE ». Elle ne posa aucune question, elle se contenta de déposer sur elle un regard empreint de bonté.
De retour dans sa chambre, Maya eut à peine le temps de prendre son petit déjeuner. La grande infirmière noire, qui l’avait installée la veille, vint la chercher pour les tests auxquels elle devait se soumettre. La journée passa ainsi, la fillette n’eut pas un moment pour réfléchir à ses problèmes. Seule l’heure du déjeuner fut un espace de liberté pendant lequel elle se détendit.
Tous les tests furent concluants, rien de particulier ne put être mis en évidence. Aussi le Professeur Masson Libéra Maya le soir même.
Elle prépara ses petites affaires en attendant que quelqu’un vienne la chercher. Les lettres, le journal d’Agathe, tout était en place bien rangé au fond de la poche frontale de son sac à dos. Une fois prête, elle quitta la chambre non sans avoir un dernier regard pour Jeanne toujours endormie.
Maya eut l’idée de rendre une petite visite à Emma, avant de descendre dans le hall des sorties. Elle se trouvait dans un autre bâtiment, dans le service de soins intensifs, relié à celui-ci par une passerelle. Tout en se dirigeant vers son amie, Maya réfléchit à ce qui s’était produit depuis l’accident d’Emma. Elle lui manquait tant…
Avant d’aller la retrouver, Maya se posta devant la grande vitre au travers de laquelle elle pouvait l’observer, la regarder et surtout reprendre suffisamment de forces pour affronter son silence. Il ne fallait pas qu’Emma ressente le désarroi dans lequel elle se trouvait. L’infirmière lui avait bien expliqué, l’état de coma n’empêche pas d’être sensible aux sentiments des autres ou d’entendre leur voix. Elle ne voulait surtout pas laisser paraître ses inquiétudes, Emma était déjà prisonnière de son corps, elle ne souhaitait pas rajouter à ce stress ses propres états d’âmes. Après quelques minutes de méditation, Maya put entrer dans la pièce toute calme, seul le ronronnement de la grande rocade voisine brisait le silence pesant.
- C’est moi, c’est Maya… Je n’étais pas loin de toi ces deux derniers jours, j’étais dans l’autre bâtiment. Et tu sais quoi ? j’ai rencontré un vieux copain qui va pouvoir nous aider pour les lettres… Les lettres que j’ai trouvées dans ton dossier au club du journal. Elles sont écrites en arabe, je crois… Comme ça, on va enfin pouvoir comprendre des choses. Je vais te sortir de là, je te le promets.
Puis, elle s’approcha de son amie, lui prit la main, la caressa et ferma les yeux. Elle se concentra de toutes ses forces pour pénétrer l’esprit d’Emma, convaincue de la secourir en recueillant le maximum d’informations. Mais Maya n’était pas préparée a affronter l’effroi…
Un vent glacé l’enveloppa entièrement et lorsqu’elle ouvrit les yeux, un paysage désolé l’entourait. La nature brûlée par le froid affichait des arbres dénudés aux branches noires. par endroit, le sol semblait être coloriés au charbon. La terre entaillée de failles profondes se hérissait d’arbustes sombres.
Devant ce spectacle de désolation, Maya fut saisie d’épouvante. Au loin, se dessinait une silhouette d’enfant de son âge. Elle se tenait droite, affrontant le vent hurlant, presque par miracle. Ses vêtements battaient ses flans et ses cheveux bruns son visage, elle semblait attendre sa venue. Maya s’approcha d’elle, ce n’était pas l’Emma qu’elle connaissait, elle avait les traits d’Emma mais pas son regard. Ses beaux yeux vidés de toute expression la toisaient.
- Tu viens pour m’aider, mais sans elle tu ne peux rien. Retrouve-la et tu me retrouveras. Cherche-la, il n’y a qu’elle qui puisse me sortir des limbes où je me trouve. La dévastation de ce qui nous entoure n’est que la manifestation de ma détresse. Tu as pénétré le monde de mes sentiments, tu as su les matérialiser. Je t’en prie ne me laisse pas seule dans ma prison, retrouve ma mère… Trouve ma mère… Trouve ma mère…
Elle scandait la même phrase comme un chant magique qui progressivement s’atténua en même temps que son image disparut. Maya ouvrit les yeux, les mots d’Emma résonnaient encore en elle. Il lui fallut quelques instants pour recouvrer ses esprits. Ses membres engourdis eurent du mal à répondre avec satisfactions aux ordres de son cerveau. Enfin, lorsqu’elle put lâcher la main d’Emma tout le reste de son corps, raidi par la transe, se relâcha.
Elle se pencha sur le petit corps immobile, l’embrassa affectueusement sur le front et sortit sans dire un mot.
Le froid l’avait pénétrée jusqu’aux os, elle eut tôt fait d’enfiler son manteau de laine rouge, ses mitaines et son bonnet.